A tous ceux qui pensent encore et malgré tout que
- le soutien, c’est bien, même n’importe quand, matin, midi ou soir, même quand les élèves stigmatisés, victimes du système, seront transformés en coupables au bout du compte
- c’est l’honneur de la République de faire du soutien gratuit qui ne lui coûte rien (avec le passage au 24 h), qui lui permet de faire des économies (en supprimant les RASED), même quand elle fait indirectement de la publicité gratuite pour les officines privées dont le chiffre d’affaires s’accroît de manière exponentielle
- personne n’y avait jamais pensé, même pas les inspecteurs qui sont contraints de déclarer que tout ce qu’ils ont fait et fait faire depuis 30 ans et plus, est nul
- il faut «au moins essayer et qu’on verra», même si l’on n’y croit pas vraiment si l’on a conscience de contribuer à l’insu de son plein gré à ancrer le néolibéralisme dans les têtes
- tout «ce que fait le pouvoir actuel ne peut être mauvais» – d’ailleurs Darcos, Nembrini and Co connaissent bien l’école et l’adorent[i] – et qu’il faut bien être constructif même en prenant le risque de paraître complaisant ou complice
- tous les pédagogues qui le condamnent unanimement, même si certains s’emploient à détourner le dispositif, se trompent et qu’ils font de la politique alors que le pouvoir, lui, n’en fait pas et ne pense qu’à l’intérêt des élèves
- de toute façon, il faut obéir et qu’il est plus important d’inspecter le soutien hors temps scolaire que d’analyser les pratiques pédagogiques dans le temps de classe normal, même si l’on reconnaît dans son for très intérieur que le déni de la pédagogie, entretenu par le pouvoir, est une aberration.
A tous ceux qui n’ont pas encore compris que le soutien est une des pièces majeures du puzzle qui tente d’opacifier un projet ultra libéral autoritaire parfaitement cohérent, dangereux pour la société.
Je recommande vivement la lecture d’un ouvrage qui vient de sortir aux éditions La Dispute : «Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard» 21 euros. Il est publié par le GFEN, écrit par un collectif d’auteurs, de philosophes, de sociologues, de chercheurs en sciences de l’éducation qui indiquent d’autres voies théoriques pour continuer à penser l’éducabilité du petit d’homme, les chemins de son émancipation, en reprenant le pari de l’égalité du «tous capables», et ce en d’autres termes que «l’égalité des chances» dont l’apparente générosité ne masque qu’imparfaitement la parenté avec «le chacun pour soi» libéral.
En des approches parfois renouvelées grâce à l’apport de nouvelles avancées scientifiques – comme les neurosciences – ce livre se veut combatif dans la mesure où ses auteurs prennent résolument le contre-pied de la marchandisation de l’éducation, et affirment que, pratiquement et théoriquement, il est possible de construire, avec les autres, et en particulier avec les jeunes en situation d’éducation, un rapport différent aux savoirs, un rapport à un savoir émancipateur.
Les auteurs démontent rigoureusement toutes les mécaniques qui sont mises en place :
- Celle des nouveaux vieux programmes qui atomisent et standardisent l’enseignement et qui reposent exclusivement sur le discursif et le déductif et très insuffisamment sur l’inductif et sur « les arts du faire »[ii]
- Celle du recentrage démagogique sur les savoirs instrumentaux qui condamnent les enfants des milieux populaires en donnant l’illusion de se consacrer à l’essentiel
- Celle du renforcement de la dépendance et du contrôle des enseignants en faisant des cadres des courroies de transmission et des contrôleurs[iii]
- Celle de la multiplication des contraintes, des référentiels et des statistiques qui désincarnent l’acte pédagogique, qui ignore les processus.
Les auteurs démontrent magistralement que les procédures d’évaluation et de désignation des élèves à soutenir, en focalisant le regard exclusivement sur les manques pour lesquels il faut inventer des exercices de remédiation précis, mécaniques, constituent un danger et une faute. Les catalogues du manque remplissent les représentations et discours du monde scolaire. Les remédiations classiques, même en plus petit groupe, même dans une relation plus proche avec l’enseignant, ne peuvent pas être efficaces. En étant d’abord une source de dévalorisation des élèves en difficulté, l’école ne peut qu’accroître les sources du décrochage scolaire et des déviances. Même si l’on s’en défend, même si on le fait avec de la sympathie, refaire en petit groupe la même chose que ce qui a échoué en grand groupe, ajouter des explications magistrales et des devoirs, ne peut en aucun cas permettre le progrès des apprentissages et de l’estime de soi. Le seul avantage et ce n’est pas le moindre des objectifs, c’est de donner bonne conscience aux responsables: «Vous voyez bien, on a tout fait pour eux. On a ressorti les programmes de l’école des grands parents que tout le monde comprend. On a fait du soutien gratuit. Et ça ne marche pas. C’est vraiment qu’ils sont bêtes, qu’ils ne travaillent pas, que les parents n’assument pas leurs responsabilités». Et voilà les dons qui surgissent, le «handicap social», le fatalisme, le mérite… Tout ce que ce livre dénonce et conteste.
«La société française obéira-t-elle à un modèle de plus en plus hiérarchisé, inégalitaire, compétitif, comme l’y invitent ses élites sociales avides de l’adapter aux conditions du capitalisme financier mondialisé, ou trouvera-t-elle la force de résister au modèle dominant et d’inventer une autre manière de vivre ensemble, solidaire du destin collectif de l’humanité?» (page 91).
Les cadres n’ont peut-être pas le droit de se poser la question. Ils sont de plus en plus des exécutants et la nouvelle note de service sur les missions des inspecteurs[iv] en est une parfaite illustration. Je la pose souvent et il faut la poser à nouveau: ont-ils encore le droit de penser? Et si oui, ont-ils le droit de ne pas confondre loyauté à la République et au peuple, et servilité à un pouvoir politicien provisoire?
Un livre à lire absolument pour bien comprendre ce qui se passe de manière insidieuse depuis un temps certain et de manière arrogante depuis 2007, pour contribuer intelligemment à la construction d’une autre école, pour trouver des raisons d’espérer encore malgré le désastre en cours.
Pierre Frackowiak
Inspecteur de l’Education Nationale honoraire
[i] … à leur manière… en la détruisant. Nembrini, s’efforçant de justifier les évaluations CM2, a déclaré que ces évaluations permettent aux enseignants de comprendre les raisons des difficultés des élèves. Il a fait la preuve qu’il ne connaît rien aux questions d’apprentissage et de développement
[ii] Les efforts démesurés de l’inspection générale qui a fait la démonstration de sa capacité à tenir des discours diamétralement opposés du jour au lendemain, et des inspecteurs, pour tenter de démontrer que les programmes de 2008 étaient dans la droite ligne de ceux de 2002 ont été pathétiques, souvent ridicules.
[iii] Les relations inspecteur/inspecté se sont considérablement dégradées au cours de cette année: inflation de «paperasse» (enquêtes, comptes rendus, évaluations, instructions, organisation), de contrôle, de réunions… Renforcement de l’autorité hiérarchique, abandon progressif de l’accompagnement au profit du pilotage, usage de la menace et des sanctions…
[iv] «Les inspecteurs, transformés en consultants du management par les résultats, n’assumeront plus leurs missions de formation ni d’accompagnement pédagogique des enseignants». Extrait d’une analyse intéressante de la nouvelle note de service sur les missions des inspecteurs… Jouer à croire que les cadres pilotent, un mirage qui peut plaire à certains…